ANDRÉE-ANNE MAINVILLE, EN PARTENARIAT AVEC L'INDICE BOHÉMIEN
Et si les cartes pouvaient porter bien plus que des repères géographiques? Si elles se composaient d’histoires vécues, de savoirs transmis, de résistances portées dans le silence des forêts ou de la mémoire des rivières? C’est dans cet esprit qu’est né le numéro thématique « Cartographies autochtones, » publié dans la Revue d’études autochtones. On se penche sur ce projet avec l’intention d’en comprendre les grandes lignes et d’en capter la richesse.
Quand la carte n’est pas le territoire
« La carte, ce n’est pas le territoire », mentionne Benoit Éthier, chercheur et directeur du Laboratoire de cartographie participative de l’Université du Québec en Abitibi-Témiscamingue (UQAT). Au contraire, elle en est une interprétation, parfois technique, parfois sensible, souvent incomplète. En effet, la carte échoue à représenter les liens profonds, ancestraux et vivants que les Autochtones entretiennent avec le territoire; des liens qui se vivent et qui se racontent dans les récits oraux transmis d’une génération à l’autre.
C’est pour faire place à cette dimension importante – et manquante – de la cartographie qu’un séminaire s’est tenu en mai 2021 à l’UQAT, réunissant des participantes et participants allochtones et autochtones. Ce séminaire de deux jours et demi a été l’occasion d’un partage de travaux et de connaissances associés aux relations territoriales et à la cartographie participative autochtone. Le numéro thématique « Cartographies autochtones » en est l’aboutissement écrit : un espace où se croisent articles scientifiques, projets collaboratifs et témoignages narratifs.
Un projet unique, interdisciplinaire et collaboratif

Ce numéro constitue une première en son genre : c’est le tout premier à explorer les cartographies autochtones en français, comblant ainsi un vide important dans la littérature scientifique francophone. Il propose également une réflexion ancrée dans une approche multidisciplinaire, au croisement de la géographie, de l’anthropologie, des sciences environnementales, des études urbaines et de l’histoire. Il se distingue aussi par sa posture profondément engagée dans la cartographie participative, en valorisant des démarches menées avec et pour les communautés autochtones. Chaque projet présenté témoigne d’un travail collaboratif où les cartes et leurs outils deviennent le fruit de récits partagés, d’expériences vécues et de savoirs ancrés dans les territoires.
L’un des exemples concrets de cette démarche est la création d’un lexique nehiromowin-français de termes cartographiques, élaboré par des linguistes en partenariat étroit avec des aînés et des jeunes Atikamekw Nehirowisiwok. Cet ouvrage a permis de traduire en langue autochtone des termes géographiques occidentaux qui, bien souvent, n’existaient pas dans la langue nehiromowin. Chaque mot a été réfléchi et validé collectivement, en tenant compte de la façon dont différentes générations vivent sur leur territoire. Cette démarche démontre à la fois la vitalité des langues autochtones et leur grande adaptabilité : elles évoluent, s’enrichissent et trouvent des moyens de nommer de nouvelles réalités sans trahir leurs fondements.
Quand les récits tracent les cartes
Le récit occupe une place essentielle au cœur de la démarche dans laquelle s’enracine le numéro thématique. Le choix de publier certains contenus sous forme de témoignages répond à une volonté claire : reconnaître la pleine légitimité des savoirs transmis oralement. Comme le souligne Benoit Éthier, ces récits, porteurs de la relation territoriale, de ses caractéristiques et de ses composantes, sont tout aussi valables que les approches scientifiques occidentales. En donnant voix aux représentants autochtones dans une forme qui leur est plus familière – celle du récit oral –, le projet respecte non seulement les codes culturels des collaborateurs et des communautés participantes, mais il enrichit aussi la recherche en l’ancrant dans l’expérience vécue, donnant à la cartographie une profondeur qui dépasse les tracés et les données.
Au croisement des sciences et des arts : l’exposition sphérographia
Le lancement du numéro thématique « Cartographies autochtones » a eu lieu le 11 avril dernier au Centre d’exposition de Val-d’Or, en parallèle du vernissage de l’exposition SPHÉROGRAPHIA. Ce projet, à la croisée des arts et des sciences, réunit des chercheuses et chercheurs aux approches disciplinaires variées, des collectifs d’artistes et des musées partenaires. Ensemble, ils interrogent notamment la manière dont les « jumeaux numériques » – comme Google Earth – façonnent nos représentations du monde et rappellent que les cartes ne sont ni neutres ni complètes. À travers les installations et les créations visuelles, l’exposition invite le public à penser autrement le territoire et fait valoir des écritures géographiques plus sensibles, plus humaines, une démarche qui résonne directement avec les réflexions portées par le numéro thématique.
Pour un regard plus juste et sensible
Ce numéro thématique n’est pas un simple recueil d’articles : c’est un appel à repenser notre façon de concevoir et de cartographier les territoires. Il propose une lecture essentielle à quiconque souhaite comprendre et respecter la diversité des manières d’habiter, de nommer et de représenter le monde.
Et pour prolonger la réflexion en images, l’exposition SPHÉROGRAPHIA est à découvrir jusqu’au 1er juin 2025 au VOART Centre d’exposition de Val-d’Or.