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Abitibi-Témiscamingue : l’Anté-Babel

Peu de temps après le Déluge, les descendants de Noé ne parlaient qu’une seule langue. L’adamique. Lorsqu’ils s’installèrent dans une plaine du pays de Shinar, ils construisirent une tour. Une tour qui devait toucher les cieux. Pour les punir de leur vanité, Dieu brouilla leur langue afin qu’ils ne se comprennent plus. Incapables de communiquer sur le chantier de la tour, ils se dispersèrent de par le monde.

Pendant des siècles, l’Abitibi-Témiscamingue ne parlait qu’une seule langue. L’anishnabe. À cette époque, elle parlait cercle de la vie. Elle parlait chasse, pêche, trappe. Elle parlait et vivait Algonquin. Et aujourd’hui, de mai à septembre, Kitcisakik continue toujours de parler nomade.

Puis, au début du XXe siècle, l’Abitibi s’est mise à parler français. D’abord à Amos et à La Sarre. Le long de la voie ferrée. Durant cette période, elle a surtout parlé agriculture et colonisation.

Une vingtaine d’années plus tard, c’est l’anglais qui occupait toutes les bouches. C’était la langue du travail. La langue des sols et des mines. La langue de la faille de Cadillac. La langue d’un Klondike made in Québec, celle de Val-d’Or. La langue du copper, celle de la Northern Canada. Celle de Noranda : l’ordonnée. Celle de Rouyn : la petite sœur chaotique.

Et tandis qu’on parlait anglais sous la terre et à l’usine, dans les foyers, on parlait slave. On parlait russe. On parlait ukrainien. On parlait Europe de l’Est. On allait à l’église orthodoxe de Val-d’Or et à celle de Rouyn-Noranda.

Forte de cet héritage, l’Abitibi-Témiscamingue parle maintenant le monde. Au cours de notre périple d’écriture nomade, je l’ai entendue parler diversité, culture, ouverture. Je l’ai entendue parler la vivacité de l’espagnol et le poétique du créole haïtien. Je l’ai entendue parler de touristes du Vieux Continent curieux de la région et de Coréens venus offrir leurs services à la communauté. Et je l’ai entendue parler tolérance et enthousiasme face à ces nouveaux visages.

Je l’ai aussi et surtout entendue parler le langage universel de l’art. À travers l’écriture et le théâtre, bien entendu. Mais également à travers les arts visuels. À travers Wapikoni Mobile et le Centre d'exposition de Rouyn-Noranda. À travers Bonjour je chaise.

Autrement dit, l’Abitibi-Témiscamingue est une sorte de Tour de Babel, mais à l’envers. Une Anté-Babel. Plutôt que d’avoir des ouvriers d’une même langue qui finissent par se disperser, parce que devenus incapables de se comprendre, elle a rassemblé des mineurs de tous pays et de toutes langues qui ont fini par s’y établir.

Plutôt que de s’élever vers les cieux, elle creuse dans la terre. Plutôt que de provoquer la colère de Dieu, elle fraye avec le Diable. Plutôt que de faire une tour, elle fore un trou. Et toujours au contraire du mythe babélien, l’Abitibi-Témiscamingue ne cours pas vers sa perte, mais vers l’avenir.