Par Gabrielle Izaguirré-Falardeau
En 2021, Rodrigue Turgeon a accompli, avec trois amis, la descente du fleuve Nanikana sur des centaines de kilomètres, de Saint-Mathieu-d’Harricana jusqu’à la Baie James. Dans son livre Nanikana, paru le 29 mai dernier aux Éditions L’Esprit libre, l’auteur relate les différentes étapes de son parcours. Surtout, il rend hommage à la richesse du fleuve et à celles et ceux qui se sont liés à lui à travers le temps.
Un autre récit à raconter
Plus qu’un hommage, le livre de Rodrigue se démarque par sa volonté d’offrir une alternative au récit colonial collectivement entretenu sur ce que la plupart des allochtones de la région ont désigné jusqu’ici comme la rivière Harricana, expliquant son nom par un mythe tenace, mais faux, selon lequel ce toponyme serait inspiré par les galets qu’on y retrouve en abondance. Ainsi, dès les premières pages, l’auteur remet les pendules à l’heure : la rivière Harricana a tous les critères d’un fleuve et son nom découle dans les faits de celui que lui attribuent les Anicinabek : Nanikana, « la voie principale ».
En donnant la parole aux aîné.e.s et à leurs histoires, en nommant et en répertoriant chaque rapide en anicinabemowin ou en iiyiyuu ayimuun et en faisant honneur à la majesté du territoire, Rodrigue Turgeon fait honneur à l’héritage du cours d’eau et propose un narratif qui s’oppose à celui des industries extractivistes et d’exploitation des ressources naturelles.
« C’est le territoire qui nous maintient en vie. On est à un point tournant de l’histoire, il faut absolument s’arrêter pour constater la beauté qu’il nous reste et connaître les endroits à protéger. On ne peut pas s’incliner devant la destruction »
Rodrigue Turgeon
Nanikana - Majestueuse et vulnérable
Alternant entre le récit et l’essai, Nanikana met par ailleurs en contraste la majesté du paysage et son saccage ; sa grandeur et sa vulnérabilité. De fait, si Rodrigue souhaitait faire ressortir la splendeur de Nanikana et l’émerveillement qu’il engendre, il précise : « Je ne voulais pas verser dans le romantisme. Le livre n’aurait été ni complet ni honnête si certains enjeux n’y avaient été abordés, même s’ils sont tabous à plusieurs égards. »
L’ouvrage comporte ainsi une recherche approfondie sur les impacts environnementaux des projets d’exploitation minière ou des ressources naturelles passés ou en développement, des informations qui tendent à échapper au commun des mortels, faute de contact direct avec les territoires menacés.
De l'aventure à l'écriture
La rédaction de Nanikana s’est faite dès le retour à Amos. Dans le bouleversement suivant le retour à la vie en société, l’écriture s’est imposée comme une façon de se replonger entièrement dans l’aventure et de retrouver une proximité avec celle-ci. « Les souvenirs étaient frais et nets. J’étais capable de me souvenir de chaque séquence d’évènement, ce qui montre aussi à quel point c’était marquant. »
À travers les portages, les moments de grâce et la peur des rapides et des ours, Rodrigue évoque une expérience profondément transformatrice et une grande leçon d’humilité par rapport à la force de la nature et à celles et ceux qui l’ont précédé ou accompagné. « J’étais entouré d’un historien, d’un biologiste et d’un expert en canot d’eau vive. Dans tout ça, j’étais le gars qui avait peur ! Je cherchais un peu ma pertinence dans l’équipe, je pense que je l’ai trouvée en écrivant. Mes compagnons d’aventure sont des personnes que je respecte immensément. Nous avons tous grandi ensemble à notre façon et quelque chose nous lie dorénavant de manière très chargée », détaille Rodrigue.
Nanikana - Un coeur collectif
La place majeure des relations humaines et de l’interdépendance dans l’aventure transparaît d’ailleurs dans la démarche d’écriture. Si l’auteur soumet l’œuvre en son nom personnel, celle-ci demeure fondamentalement collective, donnant la parole à des aîné.e.s anicinabek, à des femmes, des mères, des canoteurs qui racontent à leur tour leur lien particulier avec Nanikana et avec le territoire. « Les aîné.e.s sont liés à cette histoire-là. Ils et elles entament le dernier chapitre de leur vie sans qu’on se soit suffisamment intéressés à leur récit, à leur histoire. C’est le temps de le faire », affirme Rodrigue.
Soucieux de contribuer à cette mémoire et de la transmettre à son tour aux générations futures, l’auteur a remis l’ensemble de son manuscrit rédigé à la main (!) à la société d’histoire d’Amos, donnant ainsi naissance à un fonds d’archives dédié à Nanikana.
Une identité propre
Un portrait de Nanikana resterait incomplet si on passait sous silence son contenu visuel. Parsemé d’illustrations soigneusement conçues par l’illustratrice d’origine amossoise Geneviève Bigué, ainsi que de nombreuses cartes permettant au lecteur de visualiser l’avancement de l’expédition, le livre présente un travail esthétique recherché. « L’idée derrière les illustrations, les cartes et la couverture, c’était d’attirer l’œil des jeunes, les finissants de la polyvalente d’Amos qui auront envie de réaliser des projets éventuellement. Je veux qu’ils et elles aient conscience que le plus beau paysage qui les attend coule sous leurs pieds », explique Rodrigue.
Nanikana porte ainsi une identité propre et une histoire captivante pour offrir aux générations futures un ancrage supplémentaire dans le territoire et son héritage.