« Heille! On fait une entrée de nuit! ».
C’était Jérémy qui avait lancé l’idée, comme un défi, une « follerie » spontanée. On n’avait pas vingt ans, on était joyeusement attablés au Café-bar l’Abstracto, devant une bière sans aucun doute ; dehors, la journée s’amenuisait, mais l’été, lui, ne faisait que commencer : il faisait chaud et humide, l’ambiance était collante et heureuse, la soirée s’annonçait étirable à souhait...
Déjà adeptes de randonnée pédestre, amoureux-finis du massif des collines Kékéko, situé à une dizaine de kilomètres de la ville de Rouyn-Noranda, nous connaissions par coeur ses sentiers, étions équipés pour marcher loin, grimper haut et dormir n’importe où.
On en a discuté un peu, on se défiait l’un l’autre, on rigolait, parlait de l’itinéraire, du « spot » à atteindre pour défriper les sacs de couchage (« -En haut, près du sentier de la falaise? » «-Ah oui! Mais pour y aller, on passera pas par le sentier des remparts, ça va être trop long. J’connais un chemin d’approche qui va nous mener direct’ à la caillasse , on va plutôt passer par là!»). L’heure tournait, la nuit a tombé, on avait déjà des étoiles dans le regard.
Un coup de téléphone à l’ami François, qui, toujours partant, s’est joint à l’équipée. Le temps de passer chez l’un et chez l’autre afin de rapatrier sac-à-dos, bottes de marche, matelas de sol, lampe frontale, appareil photo, trousse de premiers soins, bouffe, eau, enfin bref, tout le matériel requis, et il était déjà plus de 23h.
On a roulé dans la nuit, libres et heureux, excités par l’aventure et par notre audace impromptue. Les fenêtres ouvertes laissaient s’engouffrer dans l’habitacle le vent chaud, qui fraichissait soudainement dans le creux des vallons lorsque nous traversions des zones de brume qui s’élevait doucement.
On avait déjà hâte aux hypothétiques étoiles filantes.. ou, « Hé! Si on est chanceux, aux aurores boréales, tiens! »
On est arrivés, on a stationné la voiture, déchargé le matériel, chargé nos dos habitués, ajusté les sangles du bagage. Et on était déjà trempés : autour de nous, l’humidité s’intensifiait, la brume s’épaississait, le lampadaire jouxtant le stationnement s’y perdait déjà, sa lumière diffuse nous baignant d’un halo orangé. Les pieds impatients se sont enfin mis en marche, ont entamé la montée, qui allait se faire dans un crescendo d’intensité.
Tout en balayant la nuit et le sentier du faisceaux lumineux de nos frontales et en se concentrant sur l’endroit où poser le prochain pas, on discutait, à bâtons rompus, entre deux souffles: «-Ouin... y’a vraiment de plus en plus de brume »... «-Pfff! J’suis en sueur.. » … «-Han! ...Fudge! Les gars: je viens d’échapper le grand angle de mon appareil photo! V’nez m’éclairer, il a roulé quelque part par là, dans les feuilles! »... « -...Veux-tu ben me dire pourquoi tu changeais d’objectif, là, là? On voit rien anyway avec la brume! »... « -...Je sais ben... Mais.. Zut, d’ailleurs, j’y pense : oubliez ça, les étoiles filantes pis les aurores boréales, avec c’te soupe aux pois-là... ».
Suite de la procession dans un silence légèrement consterné. Et puis, bof, peu importait au fond: on était en pleine forêt, on vivait à fond, Météomédia annonçait du soleil pour le lendemain. La vie était belle!
Arrivés à la caillasse (une large zone d’éboulis qui ceint le bas de la haute paroi rocheuse) on a longé la piste menant à cette immense brèche, celle qui fend la falaise sur toute sa hauteur et permet son ascension sans devoir recourir à du matériel d’escalade.
Encore aujourd’hui, quand je retourne aux collines Kékéko, j’adore cette portion du sentier de la falaise, cette montée: je la trouve fabuleuse en intensité! Elle offre le bonheur de faire un effort inhabituel, de faire travailler le corps (on la monte en usant constamment de chaque membre : les mains servent autant que les pieds), d’avoir chaud, de suer à grosses gouttes, de se dépasser. Puis, à miparcours (ou peut-être avant, ou après, ou plusieurs fois même, chacun est libre!), elle oblige le randonneur à prendre une pause, à calmer son pouls qui s’emballe, à se retourner un instant pour évaluer le chemin parcouru et découvrir, du même souffle, la déjà époustouflante ampleur du paysage qu’il est en train de conquérir.
Cette nuit-là, on l’a gravit prudemment, avec la charge du matériel pesant sur nos épaules, en prenant consciencieusement le temps de bien assurer chaque main, chaque pied. Malgré l’heure très tardive, on avait chaud : les vêtements et le « feeling » d’être bien vivants nous collaient à la peau.
Ce n’est qu’une fois rendus au bout de la brèche, après avoir repris notre souffle et piqué à gauche pour emprunter la boucle du sentier qui va longer le haut de la falaise et après avoir émergé du sous-bois qu’on a réalisé la situation: tout en grimpant, sans qu’on s’en rende compte, on avait laissé la brume derrière nous, tout en bas. On la dominait. On a tous les trois déposé nos sacs-à-dos, on s’est approchés du bord de la falaise, on s’est assis. À plusieurs dizaines de mètres sous nos pieds, de droite à gauche, laiteuse et chaloupant imperceptiblement dans l’air calme, une immense mer de brume, partout, jusqu’à l’horizon, parsemée ici et là d’ilots de lumière la transperçant : halo de lampadaires solitaires, ou de maison isolées, d’un village, ou de la ville au loin... Et, au dessus de toute cette féérie inattendue : un ciel infini qui nous avalait, sombre et lumineux à la fois, tellement il était étoilé.
Conquis et dominés à notre tour par cette beauté immense. À plates coutures.